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Nicolas Salha veut redonner à Tyr ses lettres de noblesse
Prix d’excellence du jury, son projet architectural, « Fragments de vies/Fragments de
ville », propose de recréer un tout autre visage de la vieille cité sans perturber ses lieux de mémoire.
OLJ / Par May MAKAREM, le 14 février 2023 à 00h01

Perspective d’atelier pour la restauration des navires découverts dans le port égyptien aujourd’hui disparu.
Originaire de Tyr, Nicolas Salha, fraîchement diplômé de l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) avec mention d’excellence, réinvente la grande cité phénicienne, maîtresse des mers et fondatrice des comptoirs de Cadix et de Carthage. « La ville conserve d’importants vestiges archéologiques la liant directement à de grandes étapes de l’histoire de l’humanité. Construite sur une île réputée imprenable, elle passait pour l’une des plus grandes métropoles du monde et compte à ce jour 27 différents niveaux archéologiques, dit le jeune architecte à L’Orient-Le-Jour. Toutefois, malgré ses ruines imposantes, Tyr ne trouve pas son prestige parmi les autres villes touristiques libanaises, se classant ainsi parmi les moins visitées du pays. » Il précise que d’après une étude faite en 2011 par la société IDAL (la dernière en date), « Tyr accueille moins de 25 000 visiteurs par an, alors que Baalbeck en reçoit 400 000, Byblos 150 000 et Sidon 75 000. Cela s’explique par le développement urbain qui menace l’intégralité des biens historiques, comme, par exemple, les constructions illégales sur les ruines de l’aqueduc romain ».

Nicolas Salha, prix d’excellence du jury pour son projet « Fragments de vies/Fragments de ville ».
Photos DR
Un patchwork historique
Ce fils de Tyr affirme que le bâti ayant pris une ampleur phénoménale, les fragments historiques ne représentent plus que 3 % de la superficie de la ville. « Si les deux grands sites archéologiques font partie du patrimoine mondial de l’Unesco, ce n’est pas le cas des autres ruines logées dans le tissu urbain, précise Nicolas Salha. Certaines sont très mal entretenues, à l’instar de Aïn Sour, d’autres, comme le Khan Rabu et les colonnes romaines, sont abandonnées et, sur certains points, en péril. » Son plan vise à « préserver la mémoire de tous les vestiges en offrant aux visiteurs » un voyage immersif « à travers des parcours connectant les multitudes ruines de Tyr entre elles et aux terrains non aedificandi appartenant à la Direction générale des antiquités (considérés futurs sites archéologiques quand la prospection archéologique sera achevée).

De constructions illégales qui menacent les sites de l’arc de triomphe.
Ce patchwork historique, qui révèle les traces de chaque époque, sera également relié au site choisi par Salha pour développer un panel d’activités : des laboratoires et ateliers d’archéologie, un restaurant, un forum et des espaces d’exposition. Pour ce faire, il a opté pour un site situé au bout du Decumanus, ancien axe de la ville romaine ». « Il est situé à l’opposé de l’arc de triomphe, sur l’axe nord-sud qui fait office de Cardo. Il longe la mer et renferme de grandes ruines (la citadelle des croisés, le site archéologique d’al-Mina et les deux ports de la ville). Mais cette zone est aussi le principal espace de stationnement pour les habitants, ce qui crée une rupture de plus de 20 mètres entre la ville et mon site », souligne Nicolas Salha. « La première étape sera de le libérer en déplaçant l’aire de stationnement à 200 mètres de là, vers des parkings déjà existants. La vieille ville sera piétonne et les parcours archéologiques ne seront que plus agréables. » Pour desservir les touristes, le projet prévoit un parc autos à l’extérieur de la ville et des navettes pour assurer le transport jusqu’à la place centrale où débute l’itinéraire dans la vieille ville.
Atelier et placette
Plus de parking, plus de route, une nouvelle architecture viendra prendre racine à la croisée du Cardo et du Decumanus dans cet espace dégagé. Il sera réservé à l’implantation des activités, comme les laboratoires de recherche dédiés aux types d’objets découverts, céramique, mosaïque, pierre, verre ou bois. « Car, une fois les pièces exhumées, les archéologues auront besoin d’un espace pour les nettoyer, les étudier, les dater, les restaurer et les exposer. » Des ateliers de création seront également mis à la disposition des visiteurs, « les incitant ainsi à comprendre les techniques de production d’une pièce ou d’un objet et son utilité », nous explique l’architecte Nicolas Salha.
Et comme il entend mettre en valeur le savoir-faire artisanal de Tyr à travers la gastronomie, un restaurant et un atelier culinaire sont prévus au programme. De même, un forum sera réservé à des événements culturels, des espaces d’exposition et des placettes de repos. L’ensemble comprendra quatre mille mètres carrés de bâti.

Des constructions illégales mettent en péril les sites de l’aqueduc romain. Photo DR
Des structures inspirées par les tentes
Les laboratoires et les ateliers ont chacun des structures adaptées à leurs besoins. « À l’image des tentes archéologiques et des structures des pêches animant la ville, j’ai opté pour l’utilisation de matériaux simples pouvant être facilement montés et démontés, évitant ainsi d’endommager le site. » Pour ne pas « déranger » le sol, l’architecte a opté pour des dalles sur plots sur lesquelles viendront se visser des poteaux en bois sur des sabots (sabots conçus pour la fixation d’éléments de charpente) pour porter les toitures. Celles-ci sont composées de poutres, poutrelles et lattes, et coiffées de panneaux de tôle ondulée. « L’image de la transparence est d’autre part primordiale pour ne pas couper les liens visuels entre la ville et la mer », souligne Salha. De ce fait, les fonctions sont vitrées par des cadres en aluminium résistant au vent marin sur la durée. Pour faire des économies d’énergie, les toitures sont en pente, de sorte à créer des ouvertures à travers les poutres en treillis qui dirigeront la lumière naturelle du nord dans tout l’atelier. Leur inclinaison permet aussi l’écoulement des eaux de pluie vers des gouttières. Des ouvertures mécaniques en hauteur assurent une ventilation naturelle. Le végétal existant sera préservé, et de nouvelles espèces diversifiées et locales seront plantées, précise le jeune diplômé. Enfin, les promeneurs et les rêveurs pourront investir au choix les placettes agrémentées d’arbres propices à la contemplation et au repos.
Les carroyages
Nicolas Salha explique que pour mieux se repérer dans la ville, les archéologues effectueront un carroyage, une technique qui consiste à quadriller un plan de ville. « Le premier carroyage me délimitera les éléments déjà présents sur mon site et que je chercherai à préserver. Ceux-ci sont composés d’arbres en périphérie et de colonnes romaines sur terre comme en mer. Autour du site, on peut trouver plusieurs liens en relation avec mes systèmes, comme l’église grecque- catholique, comprenant des vestiges romains. Un peu plus au sud, le musée de l’archéologie sous-marine, qui expose des vestiges découverts dans le port égyptien et datant de plusieurs époques. Le nouveau Cardo le connecte à mon site et le met en relation avec les autres ruines présentes, ainsi qu’avec le phare et le port. On se basera donc sur ces liens pour créer les carroyages propres à chaque système et chaque matériau. Ainsi, pour exemple, le carroyage du verre sera axé sur l’église et la mer, symbolisant l’origine du verre importé par mer jusqu’à son exposition dans les églises », indique l’architecte Salha, ajoutant en substance qu’en archéologie, une structure délimite un espace. C’est dans cette perspective qu’il a conçu le plan du projet. Le nouveau visage de Tyr est un projet pensé pour tisser des liens entre les visiteurs et l’archéologie, la terre et la mer, l’homme et son passé.
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